Deux façons de concevoir la méditation (par Jon Kabat-Zinn)

DEUX FAÇONS DE CONCEVOIR LA MÉDITATION

Extrait de « L’éveil des sens. Vivre l’instant présent grâce à la pleine conscience » par Jon Kabat-Zinn

« Après avoir expliqué que la méditation n’est ni une technique ni un ensemble de techniques mais plutôt une façon d’être, il peut être utile de préciser qu’il existe deux conceptions en apparence opposées de la méditation et de ses objectifs. Deux conceptions que chaque enseignant et chaque tradition mêlent à leur gré. Comme vous le constaterez peut-être, j’emprunte à dessein aux deux approches, car elles sont toutes deux aussi vraies qu’importantes, et la tension entre elles, aussi créative qu’utile.

La première voit en la méditation un instrument, une méthode, une discipline qui nous permet de cultiver, d’affuter et d’approfondir notre capacité à prêter attention et à habiter la conscience de l’instant présent. Plus on pratique la méthode (qui peut s’avérer être en réalité une combinaison de plusieurs méthodes), plus l’aptitude à être attentif aux objets ou aux événements qui pénètrent dans le champ de l’attention, intérieurement ou extérieurement, a des chances d’être stabilisée. Cette stabilité peut concerner le corps comme l’esprit, et s’accompagne souvent d’une perception plus aiguë et d’une quiétude chez l’observant même. D’une pratique aussi systématique tendent naturellement à survenir des moments de clarté et de vision pénétrante sur la nature des choses, y compris de soi-même. Il s’agit d’une conception progressive de la méditation, qui s’apparente à un vecteur ayant pour but la sagesse, la compassion et la clarté, une trajectoire dotée d’un début, d’un milieu et d’une fin, bien que la progression puisse difficilement être qualifiée de linéaire, et qu’elle donne parfois l’impression d’avancer d’un pas pour reculer de six. À cet égard, elle n’est pas sans rappeler toute compétence que nous pourrions développer à force de travail. Et les instructions et les enseignements sont là pour nous guider tout au long du chemin.

Cette conception de la méditation est nécessaire, importante et valable. Mais – et il s’agit d’un grand mais -, bien que le Bouddha en personne ait médité durement pendant six années avant d’accéder à une liberté, à une clarté et à une compréhension extraordinaires, cette approche méthodologique n’est pas complète en soi et peut, par elle-même, donner une fausse impression de ce en quoi consiste réellement la méditation.

(…)

Il existe une seconde approche tout aussi valable de la méditation, une approche cruciale pour comprendre de manière complète ce qu’elle est réellement quand on se met à la pratique. (…) Quoi qu’elle puisse être, la «méditation» n’a, selon cette autre approche, rien d’instrumental. Si c’est une méthode, c’est la méthode de la non-méthode. Elle ne relève pas de l’agir. Il n’y a nulle part où aller, rien à pratiquer, pas de début, pas de milieu, pas de fin, pas d’accomplissement et rien à accomplir. Elle est davantage la réalisation et l’incarnation directes à l’instant présent de ce que vous êtes déjà, en dehors du temps, de l’espace et de tout concept, une façon de demeurer dans la nature même de votre être, dans ce qui est parfois appelé état naturel, esprit originel, pure conscience, non-esprit ou simplement vacuité. Nous sommes déjà tout ce que nous pouvons espérer accomplir, aucun effort de la volonté n’est donc nécessaire – même pour que l’esprit revienne à la respiration -, et aucun accomplissement n’est possible. Nous le sommes déjà. Elle est déjà là. Ici est déjà partout, et maintenant est déjà toujours. Pour paraphraser Kabir, il n’y a pas de temps, pas d’espace, pas de corps et pas d’esprit. Et il n’y a pas de but dans la méditation – c’est l’activité humaine par excellence (non-activité en réalité) dans laquelle nous nous engageons pour elle-même – dans nul autre but que d’être éveillés à la réalité telle qu’elle est.

(…) Comme l’a dit saint François:« Ce que tu cherches est celui qui regarde.» De même, comment peut-on atteindre la sentience, le savoir, l’esprit originel, alors que c’est l’esprit originel, comme le dit si bien Ken Wilber, qui lit ces mots ? Comment revenir à nos sens, alors que nos sens sont déjà pleinement opérationnels? Nos oreilles entendent déjà, nos yeux voient déjà, notre corps ressent déjà. Ce n’est que lorsque nous les transformons en concepts que nous les coupons de facto du corps de notre être qui, par sa nature même, est un, déjà entier, déjà complet, déjà sentient, déjà éveillé.

Ces deux manières de concevoir la méditation sont à la fois complémentaires et paradoxales. (…) Ce qui signifie qu’aucune n’est complète en soi. Seule, aucune n’est complètement vraie. Ensemble, elles deviennent toutes deux vraies.

C’est pour cette raison qu’il est important de connaître et de garder à l’esprit ces deux approches dès que l’on fait ses pre­miers pas en méditation, en particulier en pleine conscience. Ainsi, on est moins susceptible de s’accrocher aux épines de la pensée duelle, en s’efforçant exagérément d’atteindre ce que nous sommes déjà, ou en prétendant être déjà ce qu’en réalité nous n’avons ni encore connu ni réalisé, et dont nous n’avons aucun moyen de nous approcher, même si théoriquement parlant c’est peut-être vrai et que nous le sommes déjà. Ce n’est pas seulement que nous ayons le potentiel de le devenir, bien que, en un sens, d’un point de vue instrumental, ce soit effectivement le cas. Nous le sommes déjà, mais nous l’ignorons. Il se trouve peut-être sous notre nez, plus près que près, mais il n’en reste pas moins caché.

Ces deux approches sont indissociables. Ce n’est que lorsque nous les saisirons toutes les deux, même si c’est de manière purement conceptuelle au début, que l’effort que nous ferons en position assise, au scan corporel, au yoga, ou encore en intégrant la pleine conscience à tous les aspects de notre vie, sera le bon effort, et que notre attitude sera la bonne attitude, car nous nous souviendrons qu’en réalité, du point de vue de la nature fondamentale de la vie et de l’esprit, il n’y a nulle part où aller et aucun mal à se donner. En fait, l’acharnement peut rapidement devenir contre-productif. Si nous parvenons à éviter cet écueil, nous aurons moins tendance à oublier de nous ménager, d’être détendus, tolérants et clairs, même confrontés à la tourmente de l’esprit ou du monde. Nous aurons moins tendance à idéaliser notre pratique ou à nous égarer dans des « fantasmes » sur ce que nous pouvons gagner en « nous y prenant bien». Nous serons plus à même de résister aux contorsions de notre réactivité, plus susceptibles de lâcher prise et plus capables de demeurer sans peine dans le non-agir, dans le non-effort, dans notre esprit originel de débutant, dans l’éclat naturel de la disponibilité infinie, spacieuse, compatissante, interconnectée de l’esprit ; au-delà de toute forme d’auto-instruction instrumentale que nous pourrions, à juste titre, nous murmurer à l’oreille.

Du point de vue relatif et temporel, ce que le Bouddha a appelé « l’effort juste [c’est-à-dire sage] » est nécessaire. Nous apprendrons cette leçon et la connaîtrons par nous-mêmes en pratiquant au fil des jours, des semaines, des mois, des années et des décennies. Car il est certain que nous nous égarons dans les perpétuelles agitations du corps et de l’esprit. Il est certain que, lorsque nous nous asseyons pour méditer, nous constatons très souvent que notre capacité d’attention est de courte durée ou difficile à maintenir, et notre conscience, la plupart du temps embuée, notre esprit, moins lumineux et moins limpide, les objets de l’attention, peu nets, malgré ce que nous nous racontons sur l’état naturel et la nature éclairante et vide de l’esprit. Il est donc crucial de nous rappeler de rester assis plutôt que de nous lever d’un bond dès que l’esprit s’ennuie ou s’agite ; de revenir à la respiration, par exemple, ou de lâcher l’enchaînement de pensées qui nous a emportés ; et de nous installer de nouveau, et toujours, dans la présence même.

Après avoir côtoyé un certain temps ces deux approches, vous les verrez devenir peu à peu des alliées et de bonnes vieilles amies. La pratique graduelle, ou parfois même soudaine, transcende toute idée d’exercice et d’effort, et tout effort consenti n’a absolument plus rien à voir avec l’effort, mais avec l’amour. Nos efforts deviennent l’incarnation de la connaissance de soi et, donc, de la sagesse. Mais il n’y a pas de quoi en faire tout un plat non plus. Nous sommes plus que ce que nous faisons. (…) la conscience (…) ne nous quitte jamais. »

par Jon Kabat-Zinn, Première partie « LA MÉDITATION N’EST PAS CE QUE VOUS CROYEZ » p.67.

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